la danse de l’écoute danser
En regardant les planches anatomiques, les cordons nerveux semblent collés l’un à l’autre, presqu’enlacés. Pour les ORL, l’accouplement est évident mais relève de chapitres différents dont chaque schéma découpe et sépare, en un geste généalogique, les propriétés foncières de l’autre. Selon ces représentations, l’exclusion est encore mutuelle. Elles se rendent même justice si on les compare à l’expression commune des « cinq sens » qui passe royalement sous silence celui de l’équilibre. Au contraire, peut-être est-ce affaire d’amalgame : les gaines du câblage électrique de l’ouïe et de l’équilibre étant proches depuis si longtemps dans leur local humide de l’oreille interne que leur plastique a fondu pour ne former qu’un seul et même sens.
Un sens en fusion qui, conçu comme tel, invite à relire l’histoire du couple danse-musique de manière linéaire et naturelle où le clavier est un paysage plat dans lequel les aigus sont en haut, les basses en bas. Les hautes fréquences volent et percent l’oreille, les infrabasses se perçoivent par les tripes et la plante des pieds. Tout est à sa place ou plutôt continuellement en équilibre entre fuite par le ciel et forcé par la gravité. Dans ce monde où l’équilibre serait éventuellement le sens suprême, celui qui relie et gouverne finalement tous les autres, la musique et la danse semblent interchangeables. L’une supporte immédiatement l’autre. Et vice versa. L’une opère comme condition émotionnelle et non représentationnelle, puis se trouve lue, interprétée et représentée par l’autre. Et vice versa.
Dans un tel monde, l’inclusion de manières différentes de penser la diffusion de la musique pour la danse et de danser sur son instrument met en péril cet empire de boîtes de conserve empilées.
Quel privilège aurait-on peur de perdre lorsque la danseuse écoute sa fugue de Bach avec des écouteurs ? Que perd-on si la musique prend la fuite. Du moins, en tant que spectateur, si elle m’est subtilisée. Elle me manque certainement, comme s’il s’agissait du seul principe moteur de mon attention. Quant à la danseuse, je suppose qu’emportée dans sa bulle auditive, elle continue à suivre sa voix entre ses désirs et sa partition. Je n’ai plus accès à son principe, quel est le mien ? On me prive de la musique. Je ne sais plus trop quoi écouter et je pense à l’objet de mon écoute, aux raisons de mon attention. Assis, immobile, je cherche, colmate et retombe sur mes pattes. Le vertige s’estompe.
J’entends le rythme de ses pas, le frottement des semelles et son souffle qu’elle n’écoute probablement pas. Je ne sais pas. De nos écoutes, deux mondes sonores, peut-être plus, émergent et co-existent dans lesquels chacun se retrouve à écouter le fait de ne pas pouvoir entendre ce que l’autre écoute. Deux manières de se détacher qui forcent à abandonner toute maîtrise de la situation, qui forcent à perdre pied.
Aucun n’ayant alors complétement accès à la globalité, ni à la structure de la pièce, c’est dans le va-et-vient de cette nouvelle relation entre mondes d’écoute séparés, que nous dansons un contrepoint déraciné de toute portée, clé, dominante, fondamentale ou harmonie. Sans principe organisateur, ni loi encadrante, chaque écoute se construit par la désorientation que la différence d’écoutes produit sur elle.
Aussi, quel privilège aurait-on peur de perdre à écouter la chorégraphie du mouvement des doigts de l’instrumentiste ? Je vois un bassiste, j’écoute ce qu’il joue. À la limite, je considère sa dextérité, la sensibilité de son jeu. De là à penser les déplacements des doigts, ceux de la main gauche, de la main droite, et de l’avant-bras comme des danseurs dans l’espace, arrimés au sol d’un long string instrument à cinq cordes géantes, c’est la garantie d’une distinction entre les rôles joués par les artistes et la perception qu’on se fait de leurs actions qui vascille. Le corps entrainé et rompu à la danse cède sa place à des membres, des extrémités, des bouts de corps. La scène change d’échelle.
Les danseur.euse.s demandent des jumelles, les musicien.ne.s sont pris de tétanie devant l’ampleur de l’attention visuelle que l’on porte soudainement à leur doigté. Les auditeur.rice.s faillissent quelques instants à l’effort de mémorisation de la structure musicale de l’œuvre. Les voyeur.euse.s ne sont plus seul.e.s à regarder les rougeurs, peut-être les douleurs, de cette fine peau qui recouvre la face non poilue des deux avant-bras qui frottent les cordes de la basse devenue plan de travail d’un cuisinier. Ces parties-là du corps n’ont pas la corne comme celle qui se forme aux doigts du bassiste. Elles ne sont pas entrainées à cela.
Le reste du corps qui participe à ce mouvement cherche à se rééquilibrer, à trouver ses marques, à placer ses pédales d’effet ailleurs, à ne pas tomber en avant. Prenant le son de la basse par la négative, c’est-à-dire sans pré-entendre comment cela doit ou cela pourrait sonner, une telle partition déséquilibre le statut attribué à chaque rôle cherchant l’extension maximale des jeux sensoriels possibles.
À ces deux cas de déséquilibre des représentations, eux-mêmes producteurs de rééquilibrage, il en est un troisième : celui d’en faire un disque. Le geste d’inscrire ces moments de crise dans le vinyle provoque à son tour un déséquilibre d’un autre registre, une relance du mouvement. Parce que je n’ai que le son de ces pièces de danse, je perds le privilège de la connaissance du moment de leur production. Je reste seul avec mon écoute, l’interprétation de ce que j’entends, l’interprétation graphique et ce texte.
Mon écoute se fait par instant post-marxiste et cherche à reconstituer ce que l’apparente autonomie des sons cachent, les conflits et intérêts que l’esthétisation acousmatique efface. Je prends en compte les petites lettres, le nom des ingénieurs du son, la date et le lieu d’enregistrement, la référence éventuelles à l’usine de pressage, et la boîte qui opère la distribution. Je traque tous les indices permettant de replanter le contexte social et écologique ayant été arraché lors de l’enregistrement, de l’édition et du mastering des plages sonores. J’écoute alors une enfilade d’actions permettant de perdre pied et de critiquer les volontés de contrôle de certaines oreilles qui échafaudent l’absence d’alternative à l’unité danse-musique.
L’instant d’après, je lâche prise, quoique. Je songe un peu à la perte du live, à la perte d’une vision claire de ce qui s’est effectivement joué dans l’Atelier Obscur de Renens. Mais cette musique, si je choisis de la concevoir en tant que musique, est complétement inédite. Du moins inouïes à mes oreilles. Par le truchement de l’inscription, je profite et jubile d’en faire de purs objets de perception, rien qu’à moi, imprenables par aucune caméra de surveillance ni aucune encéphalographie. Je me fous de la relation des mondes d’écoute, ni de l’acoustique des lieux qui, ainsi, s’activent et se révèlent.
Grâce au travail de la captation microphonique effectué en amont en plusieurs points de l’espace, dont deux à-raz-le sol, mon écoute expérientielle me donne à imaginer les mouvements d’un corps sonore multiple, c’est-à-dire non plus d’une seule entité corporelle, mais des membres détachés tourbillonnant là entre les deux haut-parleurs et ma tête, invisibles et annulant les lois de la gravité. Est-ce là l’occasion à saisir pour renouveler la musique, en faire un nouveau solfège d’écoute ? L’aiguille du bras articulé déraille.
C’est la fin de cette face. Ou pas. Je laisse tourner. Mon écoute concrétiste prend le relais et danse avec l’aiguille sur ce plateau de vinyle. Le son du mécanisme me calme, avec sa poussière provenant probablement de cette usine de pressage et mes miasmes de peaux mortes que la pointe racle et ramasse.
L’action débute par le dilemme classique qu’impose le format : face Masse ou pile Schild ? A moins que vous arriviez à le faire rouler en équilibre sur la tranche, le dilemme reste entier, car dans la mesure où vous n’avez qu’un seul tourne disque et ce seul vinyle pour toute scène, vous pouvez choisir une face entière, un passage seulement. Répéter à discrétion. Omettre des bouts. Porter attention à tout autre chose, tout en jouant avec le volume et la vitesse de lecture. Ces gestes techniques sont comparables à la recherche de son numéro de siège et au contrôle de son corps lorsque les lumières baissent. Ce sont des gestes d’écoute qui précèdent toute modification vibratoire de l’air ambiant. Des danses d’écoute, qui préparent et conditionnent le spectacle, dans les coulisses du système auditif.